Ce cas historique concerne la planification de l’aire sociale de la faculté de médecine de l’Université Catholique de Louvain et, plus spécifiquement, la conception, la construction et les transformations collectives de la Maison Médicale dite « La Mémé ».
Histoire et contexte
1968. À la suite de la scission de l’Université Catholique de Louvain en deux entités indépendantes, la branche francophone a quitté la ville flamande qui lui donne son nom pour s’installer à Louvain-La-Neuve, dans le Brabant-Wallon. En partie du moins, puisque le campus de la Faculté de Médecine et l’hôpital universitaire s’est installé à Woluwe-Saint-Lambert, une commune périphérique de Bruxelles.
Problèmes et objectifs
Dans le plan directeur proposé par l’Université pour l’ensemble de ce site, le campus apparaît coupé du reste du tissu urbain par une circulation périphérique, et les fonctions sont clairement séparées, selon le principe du zonage. Un groupe d’étudiants en médecine s’insurge contre ce plan, et revendique un projet alternatif. Plus spécifiquement, ils souhaitaient que le campus s’insère davantage dans le quartier, que son organisation soit plus fluide et que sa conception tienne compte de l’avis des riverains alentours. Les étudiants souhaitaient également pouvoir s’investir dans la conception de leur futur lieu de vie et d’études et, surtout, mettre en pratique et en œuvre, à travers l’architecture et l’urbanisme, une vision de la société et des valeurs qui étaient les leurs. Ainsi, il s'agissait de remplacer les rapports hiérarchiques par des rapports égalitaires, de contrer l’individualisme et l’anonymat en repensant le vivre-ensemble et la collectivité, mais aussi de gagner en autonomie et en liberté [1].
Organismes d’organisation, de soutien et de financement
Les étudiants ont essuyé le refus de l'Université de modifier du plan directeur, mais ont obtenu des autorités de choisir l’architecte en charge de la conception de leur « zone sociale », c’est-à-dire de la partie « habitée » du campus, réservée aux logements, aux équipements collectifs et aux lieux de loisirs. C’est Lucien Kroll qui a fait l’objet de leur choix. L'architecte Lucien Kroll, et plus précisément son atelier, avait effectivement déjà mené des expériences d'architecture participative, pour la conception d'une unité de 15 logements à Bruxelles (1961-1964), d'une série de bâtiments légers sur le site de l’abbaye de Maredsous (1957-1972) et de la « Maison familiale » (1965-1968), une école primaire spécialisée, située à Braine-l’Alleud. Commence alors un processus participatif de longue haleine (1969-1982) qui a réuni différentes générations d’étudiants en médecine mais aussi des professeurs, des médecins, des infirmières, des habitants des quartiers avoisinants, des enfants, des ouvriers, des architectes et des paysagistes. Les rapports avec le maître d'ouvrahe - l'université - se sont néanmoins avérés compliqués [2].
Recrutement et sélection des participant.e.s
Au début, les participant.e.s n'ont pas été recrutés au sens strict du terme, dans la mesure où ils étaient initiateurs du processus. Le processus s'étalant sur le temps long, les personnes amenées par la suite à participer étaient celles qui ont habité les lieux (ex. les générations successives d'étudiants), des personnes amenées à en être les usagers (ex. les enfants d'une école qui s'est implantée sur le site ultérieurement), ou les constructeurs (ex. les maçons, qui avaient une certaine latitude créative).
Méthodes et outils utilisés
Une des particularités de ce cas est que les outils des architectes et les techniques de construction ont été ouverts, rendus accessibles à des non-initiés. Le bâtiment phare de l'aire sociale, la Maison Médicale, dite "La Mémé" est par ailleurs un bâtiment flexible et modulable, ce qui a permis à des générations successives d'étudiants de "participer" à la mise en forme de leur cadre de vie, et ce bien après la conception du projet.
Ce qui s’est passé: processus, interactions et participation
Dans un premier temps, Lucien Kroll et ses collaborateurs ont proposé aux participants de réaliser le plan masse du site et de définir collectivement l’agencement des fonctions, l’implantation des différents bâtiments ainsi que les connexions entre eux. Le fonctionnement était le suivant : chaque participant se faisait le porte-parole d’une fonction différente (logement, administration, restauration, commerces, équipements publics…) et positionnait des blocs en polyester de couleurs représentant sa fonction de manière cohérente dans la maquette du site. Les implantations étaient ainsi discutées et négociées, et les fonctions mixées. De réunion en réunion, de session de travail en session de travail, le plan s’est petit à petit cristallisé en un ensemble organique, poreux, spongieux, hybride tenant compte de toutes les « contradictions compatibles » [1]. Outre le plan masse, l’atelier Kroll s’est attelé à la conception et la réalisation du traitement paysager mais aussi de cinq des bâtiments de ce plan d’ensemble – La « Mémé », la « Mairie », le restaurant universitaire, le centre œcuménique et, plus tard, de la station de métro Alma –, la plupart du temps selon une participation ouverte. Le cas particulier du bâtiment de la Mémé vaut la peine d'être détaillé. Pour ce bâtiment, les participants ont travaillé la volumétrie et les agencements des fonctions sur une grande maquette de mousse en plastique coloré. Le bâtiment, qui abrite des logements étudiants ainsi qu’une série d’équipements publics et de commerces a été conçu comme une structure modulable. Pour la mettre en œuvre, Kroll, inspiré par les travaux du SAR et de John Habraken, a utilisé un système de dalles-planchers sans retombées de poutres, portées par des colonnes disposées dans une trame (10+20). La structure est munie du minimum d’équipements pour être fonctionnelle (escaliers et sanitaires préfabriqués, arrivées d’eau, de gaz et d’électricité). Elle peut être « habillée » de différentes manières à l’aide de châssis de fenêtre standards mais démontables. Grâce à la liberté laissée par la structure portante et par la trame fine ainsi qu’à l’utilisation de parois amovibles, l’espace peut être agencé et réagencé. Dès le début, les premiers habitants seront d’ailleurs invités à placer et déplacer des cloisons pour agencer leurs logements personnels, tout en négociant entre eux l’agencement des espaces communs (jardin sur le toit, rue intérieure…). Ainsi, le bâtiment a pour particularité de combiner les impératifs de l’industrialisation (standardisation, préfabrication…), et des possibilités de particularisation, esthétiques et spatiales [3, 4]. Ces particularisations peuvent par ailleurs être renouvelées dans le temps : le bâtiment offre aux résidents-étudiants, communauté mouvante et dynamique, la possibilité de faire évoluer le bâtiment selon le mode de vie et les besoins des individus et de la collectivité.
Influence, résultats et effets
Le site de la "Mémé" est considéré comme un exemple à la fois précurseur et emblématique d’architecture participative [5]. L'architecture et les différents processus participatifs liés à sa conception, construction et ses transformations successives ont fait l'objet de publications [1, 2], d'expositions [6, 7], et continuent à être débattus [8, 9]. Ils inspirent encore aujourd'hui de nombreux processus participatifs et réalisations architecturales co-réalisées, co-construites mais aussi flexibles et modulables [10].
Selon l'architecte, chercheuse et réalisatrice Elodie Degavre , qui a conduit une série d'entretiens avec d'anciens habitants de la "Mémé", le bâtiment lui-même et la possibilité de le transformer ont amené certains d'entre eux à prendre conscience de la portée politique mais aussi poétique de l'architecture participative [11]. Et ce bien après sa conception. Pendant des années, le bâtiment a été allègrement transformé. Il convient néanmoins de souligner qu'avec les normes de sécurité en vigueur aujourd’hui, l’aspect modulable et flexible du projet est compromis : les cloisons ne peuvent plus être déplacées.
Récemment, le site de la Mémé a été inscrit sur la liste de sauvegarde du patrimoine bruxellois [12 ], posant notamment des questions sur ce qu'il convient de "conserver": l'architecture ou "l'histoire qu’il y a derrière et les idées utopistes qui sont aujourd’hui encore d’actualité" .
Analyse et enseignements tirés
Pour conclure, on peut dire que ce cas est intéressant à divers niveaux. On pourrait en épingler 3: (1) il s’agit d’une initiative des étudiant.e.s eux-mêmes, qui se sont donné les moyens pour prendre en mains leur cadre de vie (chercher un architecte, définir un projet en accord avec leurs idéaux, …); (2) les outils des architectes et les techniques de construction ont été ouverts à tou.te.s, rendus accessibles ; (3) la participation s'est faite sur le temps long, réunissant différents publics selon le stade d'avancement du projet.
Voir aussi
Références
[1] Bouchain P. (2013). Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée. Arles: Actes Sud.
[2] Brusco, L., & Résibois, M. (2018). Lucien Kroll. CLARA, n° 5 / Hors-série(1), 188‑217.
[3] Kroll, L. (1988). Buildings and Projects. New York: Rizzoli International Publications.
[4] Kroll, S., & Kroll, L. (2016). Alma & Mémé à Bruxelles. Paris (France): Sens & Tonka.
Conférence de Lucien Kroll. (s. d.). Consulté 18 janvier 2021, à l’adresse BOZAR website: https://www.bozar.be/fr/activities/115014-conference-de-lucien-kroll
[5] The genius of la Mémé. (s. d.). Consulté 18 janvier 2021, à l’adresse BOZAR website: https://www.bozar.be/fr/activities/115021-the-genius-of-la-meme
[6] Simone et Lucien Kroll. (s. d.). Consulté 18 janvier 2021, à l’adresse Le lieu unique website: https://www.lelieuunique.com/evenement/simone-et-lucien-kroll/
[7] Exposition Lucien Kroll en juin à Paris / Wallonie-Bruxelles Architectures. (s. d.). Consulté 18 janvier 2021, à l’adresse https://wbarchitectures.be/fr/actualites/Exposition_Lucien_Kroll_en_juin_a_Paris/416/
[8] le Maire de Romsée, J. (2014). Lieux, biens, lieux communs : Emergence d’une grammaire participative en architecture et urbanisme, 1904-1969. Bruxelles (Belgique): Université de Bruxelles.
[9] Houlstan-Hasaerts, R. (2019). Le tournant esthétique de la participation urbaine à l’épreuve de la société civile. Une recherche en terrains bruxellois. Université Libre de Bruxelles, Bruxelles.
[10] Site de la Mémé à Woluwe-Saint-Lambert—Patrimoine—Erfgoed. (s. d.). Consulté 18 janvier 2021, à l’adresse http://patrimoine.brussels/news/site-de-la-meme-a-woluwe-saint-lambert
[11] Degavre, E. (s. d.). La vie en kit. Consulté à l’adresse http://v2.playtimefilms.com/fr/productions/la-vie-en-kit
[12] Durant, J. (2020, novembre 13). Le site de la mémé inscrit sur la liste de sauvegarde du patrimoine bruxellois. Consulté 18 janvier 2021, à l’adresse RTBF Info website: https://www.rtbf.be/info/regions/bruxelles/detail_le-site-de-la-meme-inscrit-sur-la-liste-de-sauvegarde-du-patrimoine-bruxellois?id=10631120